Initiative UDC «Contre l’immigration de masse» – Réflexions sur des statistiques biaisées

A coup de statistiques tronquées et de graphiques partisans, l’UDC entend démontrer que «trop c’est trop», que la population étrangère en surnombre est la cause principale des problèmes rencontrés au sein de la population : pénurie et cherté du logement, chômage, précarité croissante, hausse des coûts de la santé ou insécurité.

Voici quelques éléments permettant de dévoiler, en dehors de toute considération humaniste, pourtant primordiale, l’emploi que cette formation fait, sous couleur d’objectivité mesurée, de statistiques officielles dans ses argumentaires. Sa stratégie transparente consiste à affoler l’électorat en le prenant à témoin d’une croissance démographique due à une immigration en crue, dont d’indéniables bienfaits s’accompagnent aussi, dans un contexte d’inégalités sociales aggravées, d’indiscutables injustices et misères pour les plus fragilisés des habitants.

Procédés déloyaux

  • L’UDC omet de rappeler que la Suisse, avant d’être un pays d’immigration fut un pays d’émigration (rappelons-nous les milliers de Suisses au 19 siècle fuyant la misère et ayant migré vers les Amériques) et que les Suisses profitent aujourd’hui pleinement de la libre circulation (vers l’extérieur) : depuis son entrée en vigueur, ils sont des dizaines de milliers à s’être expatriés en activité, à séjourner à l’étranger pour leur retraite ou s’être transformés en néo-frontaliers.
  • Le « sens de la mesure » dont l’UDC se glorifie dans son matériel de propagande est un masque hypocrite car elle ne reprend, comme il sera démontré, les statistiques de population officielles que dans le but démagogique de peindre le diable sur la muraille en prolongeant indéfiniment la progression des soldes migratoires suisses sur les dernières années.
  • D’ailleurs, alors que les soldes migratoires suisses ont toujours, et particulièrement depuis que prévaut la libre circulation au sein de l’UE, fluctué en fonction de la situation économique ou, dans le cas des asilaires, d’évènements géopolitiques, l’UDC claironne l’air du trop-plein quel que soit leur étiage(1).
  • Dans le registre de l’insécurité, l’UDC reprend les arguments fallacieux de sa précédente campagne sur le renvoi des criminels étrangers. La proportion de délinquants étrangers supérieure à celle des nationaux dans les institutions carcérales est mise à profit pour  assimiler sévérité accrue des renvois et baisse de  la criminalité. Il est pourtant démontré (2) que les proportions d’étrangers observées dans la population carcérale ne font que refléter les différences de structure de cette population en sexe, âge, revenus et éducation par rapport à la société environnante, et que la nationalité n’y intervient pas plus que la taille. En outre, la politique coercitive de l’UDC, réduisant nombre d’immigrés à la clandestinité en les privant de ressources régulières, est pourvoyeuse de la délinquance qu’elle déplore (3).

Escamotage du passé  migratoire

Aujourd’hui, pour conforter que «L’immigration explose depuis 2007» (p.3. de son tout-ménage), l’UDC tronque à 1997 (point bas d’un solde migratoire de 9’000) les statistiques ODM de la population étrangère (4), pourtant disponibles depuis 1991, afin d’effrayer l’électeur par une apparente progression inexorable proche de 80’000 unités comparée à la taille d’une ville comme Lucerne ou à la moitié de la ville de Genève (sic) ;

Il suffit pourtant de compléter les données disponibles pour que l’allure générale passe de l’impression d’une croissance continue à une oscillation aux prolongements nettement moins « explosifs », ce qu’illustre éloquemment la comparaison graphique de ces mêmes valeurs.

dario_solde-migratoire

Tromperie sur l’avenir démographique

L’UDC prolonge d’autorité sur vingt ans ces maxima pour présenter comme apocalyptique la perspective des 10 millions d’habitants, alors que sur les vingt dernières années et en incluant les citoyens suisses, la courbe de la population totale présente une allure oscillante, que l’immigration moyenne nette annuelle sur dix ans tombe au-dessous des 60’000 unités (5), Lucerne devenant   Lugano, et que la population peinerait, y compris si la haute conjoncture persistait, à atteindre les 9 millions sur vingt ans ;

Nous reprenons ici à partir de données OFS, plus cohérentes sur la longue durée, le graphique d’intention ostensiblement xénophobe du tout-ménage UDC sur la croissance de la population suisse, qui illustre sa démarche manipulatrice dépourvue de valeur prédictive scientifique. Ce type de projection est déjà hasardeux dans le domaine des migrations, comme le prouvent les précédentes estimations du Conseil fédéral dont se gausse l’UDC à longueur de colonnes. Tabler sur la poursuite d’une conjoncture exceptionnellement favorable à la Suisse dans une Europe largement déprimée est encore plus contestable. Malgré cette mise en garde, il reste possible, même à un amateur éclairé, d’invalider les considérations ponctuelles oiseuses par lesquelles l’UDC tente de rendre plausible son scénario (6) catastrophe. Les méthodes établies de projection statistique sur quarante ans de données démographiques suisses permettent d’estimer de manière bien plus fiable une fourchette entre une projection conservatrice passant par l’effectif de 8 millions à fin 2012 et une projection classique coupant à travers les oscillations. La fourchette donnerait alors un solde migratoire annuel compris entre 42’700 et 58’200, correspondant à un plafond de population entre 8.5 et 9 millions d’habitants en 2030, graphiquement (7) illustrées ci-dessous :

dario_population-residante

L’UDC n’hésite donc pas à charger la barque des prédictions d’un million de migrants imaginaires (plus de 10 fois le rythme annuel des 80’000 censé terroriser l’électorat) pour avancer d’au moins quinze ans la catastrophe qu’elle s’ingénie à prédire. L’impératif de juguler une croissance démographique actuelle présentée comme incontrôlée tient d’autant plus de l’obsession xénophobe qu’elle risque de s’infléchir à nouveau.

Conclusion

Par ses omissions délibérées, l’amplification démesurée des réalités migratoires, toujours présentées comme des menaces à l’intégrité helvétique, et par ses procédés d’illustration, l’UDC confirme que ses prétentions à la mesure, au caractère raisonnable de ses demandes, participent de sa rhétorique, qui reste ancrée sur l’exacerbation des peurs et anxiétés de nos compatriotes. Autant le savoir et refuser de céder à ce type de chantage le 9 février.

Pour la Coordination contre l’Exclusion et la Xénophobie
Dario CIPRUT

Mes plus chaleureux remerciements vont: au prof. Etienne Piguet pour ses précieux compléments d’information et à Daniel Dind, mon collègue au comité, pour avoir initié ce projet.

 

[1] Dans les années 61-62, un autre pic culminait au-delà des 80’000, bien avant la libre circulation, et les « plafonnements» des deux années suivantes ont démontré leur inefficacité à freiner le flux des travailleurs étrangers. Le solde migratoire pourtant nettement inférieur à 20’000 des années 1965-70 qui suivirent n’empêchait pas les cris d’orfraie de l’Action Nationale de J. Schwarzenbach, préconisant un plafond strict de la population étrangère pour en limiter urgemment l’ « emprise ». A nombre d’égards, C. Blocher et ses lieutenants entendent aujourd’hui venger l’échec, hélas encore trop honorable, subi par leur prédécesseur.

[2] Voir le papier du professeur André Kuhn sur la « Comment s’explique la surreprésentation des étrangers dans la criminalité »  http://bit.ly/1asTBnp.

[3] Sur cette précédente initiative UDC, voir notre article « Bourbier populiste, marécage gouvernemental » à http://goo.gl/79m3HV.

[4] Voir l’extrait 1997-2012 du document de l’ODM http://goo.gl/gQsIVJ donné à la page 8 de l’argumentaire détaillé de l’UDC.

[5] Voir l’article d’Etienne Piguet, expert du domaine à l’Université neuchâteloise, dans LeTemps du 6 janvier. Il y évalue, sans tenir compte de la contribution, négative, de nos compatriotes, à 63’000 le solde migratoire moyen des 10 dernières années, contre 36’000 à la veille de l’initiative Schwarzenbach.

[6] Dans son argumentaire détaillé, l’UDC prétend p.ex. réfuter  le scénario démographique  « moyen » défini en 2010 par l’OFS, prévoyant à fin 2013 une population permanente de 8.05 millions sous prétexte que nous atteindrions voire dépasserions les 8.16 millions du scénario dit « élevé » du fait des 8.09 dénombrés à la fin du 2ème trimestre (voir valeurs trimestrielles sous http://bit.ly/1hqKtBx). En fait, une estimation conservatrice de la population OFS à fin 2013 en partant des chiffres mensuels  de naturalisations et de l’effectif étranger ODM disponibles fin novembre 2013 aboutit à un maximum de 8.14 millions à fin décembre. Il faut toute la mauvaise foi de l’UDC pour invalider une projection sur 25 ans de l’OFS datant de 2010 sur la base d’un seul point supposé excéder le scénario inférieur.

[7] Effet subliminal, le choix du plancher du graphique présentant l’augmentation de la population suisse, à un au lieu de zéro million, tend à y surévaluer optiquement la proportion des étrangers et naturalisés.

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  1. Coordination contre l'exclusion et la xénophobie|Non à la révision de la loi sur l'asile|Helena De Freitas - 17 janvier 2014

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  2. Martin Grandjean | Xénophobie et statistiques | Vivre ensemble - 7 avril 2014

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