Lettre ouverte à S. Sommaruga

Genève, le 7 juin 2011

Madame la Conseillère fédérale,

Au nom de la Coordination genevoise contre l’exclusion et la xénophobie, nous nous permettons d’exprimer notre vive préoccupation suite à vos dernières déclarations en matière de durcissement de la loi sur l’asile et du droit des étrangers.

Droit au regroupement familial

Vous annoncez vouloir durcir à nouveau le droit au regroupement familial, affaiblir encore le statut juridique des immigrants en provenance de pays non européens et placer encore plus haut le seuil d’intégration (Le Matin dimanche, 15.5.11). Nous n’acceptons pas la perspective d’un nouveau durcissement qui immanquablement déchirera de nouvelles familles.

Le droit des étrangers en vigueur depuis 2008 a déjà sérieusement restreint le droit au regroupement familial. Par l’introduction de délais très stricts, ce droit est quasiment limité aux enfants de 12 ans et moins, alors que précédemment la limite était fixée à 18 ans. De ce fait, nombre d’adolescents – pourtant protégés par la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant et par la Convention Européenne des droits de l’homme – se voient interdits de rejoindre légalement leur parent en Suisse (voir en annexe le cas d’« Alim »). Sans ressource et délaissés dans leur pays, certains rejoignent tout de même leur parent et vivent ici dans la précarité comme toutes les personnes sans statut légal.

Au lieu de favoriser « l’intégration » des migrants, les critères exagérément restrictifs imposés dans le droit fédéral les maintiennent à l’écart. La réunion familiale leur est interdite s’ils/elles ne peuvent justifier d’un logement suffisamment grand ou d’un revenu suffisamment élevé aux yeux de l’administration. Ces critères n’existent pas pour les familles constituées en Suisse, chacun ici a en effet le droit de fonder une famille quels que soient son revenu ou la taille de son appartement. Mais les étrangers/étrangères eux/elles se voient spoliées de ce droit.

Deux grandes organisations intergouvernementales ont mis en avant la signification sociopolitique du regroupement familial des migrants. Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT) « La réunion des travailleurs migrants et de leur famille restée au pays d’origine est un facteur essentiel de leur bien-être et de leur adaptation sociale dans le pays hôte. Une séparation et un isolement prolongés sont une cause de détresse et de tension, tant pour les immigrés que pour les membres de leur famille qu’ils ont laissés derrière eux, et les empêchent de mener une existence normale. Le grand nombre de travailleurs migrants privés de relations sociales et vivant en marge de la communauté qui les accueille crée maints problèmes sociaux et psychologiques bien connus, qui, à leur tour, déterminent dans une large mesure l’attitude de la communauté à leur égard ».

Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a fait remarquer de son côté que « le regroupement familial est une des sources d’immigration majeures dans la plupart des Etats européens, et que le statut de résident et les autres droits accordés aux membres de la famille admis dans les pays sont des éléments importants, qui aident à intégrer les nouveaux migrants dans la société hôte. ».

Un durcissement du droit au regroupement familial aurait ainsi, non seulement des conséquences catastrophiques pour les personnes et familles concernées, mais des effets néfastes sur un plan social bien plus large.

Droit d’asile

Par ailleurs, le projet de révision de la loi sur l’asile visant à l’accélération globale de la procédure ne peut que susciter nos plus vives inquiétudes. Le projet élaboré par votre département, en plus de reprendre l’ensemble des durcissements élaborés par Christoph Blocher, puis Eveline Widmer-Schlumpf, envisage des durcissements additionnels.

Aucune des propositions initiales, pourtant controversées, n’ont été abandonnées : raccourcissement général des délais de recours à 15 jours sans assistance juridique adéquate ; exclusion des déserteurs de la qualité de réfugié, alors même que celle-ci est souvent assimilée à un délit d’opinion politique sévèrement réprimé (voir en annexe le cas de « Lidi ») ; suppression des procédures d’asile auprès des ambassades suisses, alors que les personnes y recourant sont parmi les plus vulnérables, car incapables de quitter leur pays par leur propres moyens (voir en annexe le cas d’« Enrique »).

Loin de se limiter à ces premiers durcissements, le nouveau projet entame davantage encore les droits des requérants en proposant un recours sans effet suspensif dans un délai de 7 jours pour 80% des demandes d’asile, mesure contraire à la Cour Européenne des Droits de l’Homme et au droit à un recours effectif. Ce délai est d’autant plus inadmissible que l’instruction des demandes subira une accélération drastique, risquant d’empêcher les demandeurs d’asile de faire valoir adéquatement leurs craintes de persécution et de fournir les preuves des faits qu’ils allèguent à temps (voir en annexe le cas de « Jabari »). Les victimes de violence ont besoin de temps pour parler de leur vécu traumatique et ne peuvent le faire que dans un climat de confiance. L’isolement des centres de procédures auxquels le projet veut les confiner et l’impossibilité d’accéder à des services médicaux ou juridiques indépendants de l’autorité ne feront qu’entraver l’établissement équitable des faits et entacher la qualité des décisions rendues. Avec, de surcroît, le risque d’une multiplication des recours, tant au niveau national qu’international.

Le projet effectue également un retour en arrière significatif quant à l’indépendance de l’autorité de recours, en réintroduisant un service de recours administratif directement rattaché au Département fédéral de justice et police. C’est pourtant en raison du constat d’une indépendance insuffisante d’un tel service qu’il avait été supprimé et remplacé en 1992 par la Commission de recours en matière d’asile, aujourd’hui intégrée au Tribunal administratif fédéral.

Le projet introduit également des restrictions significatives en matière d’admission provisoire, puisqu’il prévoit de limiter l’examen des motifs médicaux à ceux établis dans le contexte cloisonné des centres d’enregistrement et de procédure, dans les jours suivant l’arrivée en Suisse. Or, la pratique montre que la plupart des problèmes médicaux invoqués avec succès par les requérants d’asile se déclarent ultérieurement et sont décelés grâce à l’étayage social et médical auquel les requérants accèdent une fois sortis de tels centres (voir en annexe le cas de « Samila »).

L’ensemble de la procédure s’accomplira donc dans des délais trop courts pour permettre une véritable prise en compte des motifs pertinents pour la détermination de la qualité de réfugié ou l’octroi de l’admission provisoire. Malgré ces durcissements, l’assistance juridique envisagée par le projet ne répond pas à la complexité et la rapidité souhaitée des procédures, dont les enjeux demeurent fondamentaux et vitaux. Indépendamment de la qualité du conseil fourni, il semble impossible qu’un défenseur puisse effectuer un travail digne de ce nom dans des délais si brefs. En outre, le projet mentionne l’introduction d’une protection juridique rattachée au Département de Justice et Police, qui désignera la personne chargée de conseiller le requérant, isolé des structures indépendantes susceptibles de lui venir en aide. L’indépendance et l’efficacité de ce conseil est donc d’emblée sujette à caution.

Finalement, alors même que l’aide d’urgence fait l’objet d’une campagne nationale, en raison de sa nature discriminatoire et des atteintes qu’elle porte aux droits sociaux et économiques des migrants, dénoncées y compris par le comité onusien sur les Droits Économiques Sociaux et Culturels (recommandation 12 du 26.11.10), le projet envisage son extension, ainsi que celles des mesures de contraintes. Ces dernières mesures n’ont pourtant pas prouvé leur efficacité en matière d’exécution des renvois, en particulier si le problème repose sur l’absence de volonté des Etat d’origine des requérants de réadmettre leurs ressortissants.

Inquiétudes de nos milieux

Les milieux de défense du droit d’asile et des étrangers que nous représentons sont très inquiets de l’évolution de votre politique. C’est à grand regret que nous constatons que celle-ci s’oriente vers des modifications législatives qui vont avoir de graves conséquences humaines et sociales. Des travailleurs seront contraints de vivre séparés de leur famille ; des réfugiés n’obtiendront plus de protection faute d’avoir eu le temps et les moyens de s’expliquer ; des personnes malades ou traumatisées seront renvoyées. Nous nous opposons avec vigueur à ces durcissements annoncés et vous appelons à réorienter votre politique vers un renforcement des droits humains des migrants et vers la promotion d’une société inclusive.

En espérant que ces quelques mots auront retenu votre attention, nous vous prions d’agréer, Madame la Conseillère fédérale, l’expression de nos sentiments les plus distingués.

Pour Stopexclusion

Lara Cataldi (co-présidente) & Marie-Claire Kunz (membre du comité)

Annexes :

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